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— Chloé ! Attends !
Je venais juste de jeter mon déjeuner intact dans mon casier et j’étais en train de m’éloigner quand Nate m’interpella. Je me retournai et le vis se faufiler à travers un groupe de filles. La cloche retentit et une foule de jeunes firent irruption dans le couloir, se frayant un chemin comme des saumons qui remontent le courant, emportant avec eux tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Nate dut lutter pour parvenir jusqu’à moi.
— Tu es partie du club avant que je puisse te parler. Je voulais te demander si tu allais à la fête.
— Demain ? Heu… oui.
Il me sourit et des fossettes creusèrent ses joues.
— Super. On se voit là-bas.
Il fut emporté par une nuée d’élèves. Je restai clouée sur place à le suivre des yeux. Est-ce que Nate était venu me voir seulement pour me demander si j’allais à la fête ? Ce n’était pas comme de me demander d’y aller avec lui, mais quand même… Je devais absolument revoir ma tenue.
Un terminale me heurta violemment et fit tomber mon sac à dos. Il grommela quelque chose sur le fait de « rester plantée au milieu du couloir ». Je me penchai pour ramasser mon sac et sentis quelque chose couler entre mes jambes.
Je me relevai d’un coup et restai pétrifiée avant de tenter un pas en avant.
Oh mon Dieu. Je ne m’étais quand même pas fait pipi dessus ? Je respirai profondément. Peut-être que j’étais malade. J’avais eu mal au ventre toute la journée.
Va voir si c’est réparable et sinon, prends un taxi pour rentrer à la maison.
Une fois aux toilettes, je baissai mon pantalon et découvris une tache rouge vif.
Je restai assise pendant quelques minutes, un sourire idiot aux lèvres, en espérant que les rumeurs sur la présence de caméras dans les toilettes n’étaient pas fondées.
Je fourrai une boule de papier dans ma culotte, remis mon jean et sortis de la cabine en me dandinant. Là, je me retrouvai face à la machine qui s’était moquée de moi depuis l’automne : le distributeur de serviettes hygiéniques.
Je mis la main dans ma poche arrière et en sortis un billet de 5 dollars, un autre de 10, et deux pennies. Je retournai dans la cabine et fouillai dans mon sac. Il y avait… une pièce de 5 cents.
Je m’approchai pour observer la machine. J’examinai la serrure rayée, celle qui d’après Beth pouvait s’ouvrir avec un ongle assez long. Les miens ne l’étaient pas, mais la clé de chez moi marcha très bien.
Une grande semaine pour moi. J’étais inscrite sur la liste des réalisateurs. Nate m’avait demandé si je venais à la fête. J’avais mes premières règles. Et à présent, je commettais mon premier délit.
Après m’être rajustée, je plongeai la main dans mon sac pour prendre ma brosse et saisis à la place le tube de teinture. Je le soulevai devant moi. Mon reflet dans le miroir me renvoya un sourire.
Pourquoi ne pas ajouter « premier cours séché » et « première coloration » à la liste ? Me teindre les cheveux dans le lavabo des toilettes de l’école ne serait pas facile, mais ce serait sans doute plus simple qu’à la maison, où Annette rôdait toujours.
Teindre une douzaine de mèches en rouge vif me prit vingt minutes. Je dus enlever ma chemise pour éviter de la tacher. J’étais donc penchée au-dessus du lavabo en jean et soutien-gorge. Heureusement, personne n’entra.
Je terminai de sécher mes cheveux avec des serviettes en papier, inspirai profondément, me regardai… et souris. Kari avait raison. Ça m’allait bien. Annette allait faire une crise. Mon père le remarquerait peut-être. Il risquait même de se fâcher. Mais j’étais presque sûre que personne ne me donnerait plus le menu enfant.
La porte grinça. Je fourrai les serviettes dans la poubelle, attrapai ma chemise et courus dans la cabine. J’eus à peine le temps de verrouiller la porte avant que l’autre fille se mette à pleurer. Je jetai un coup d’œil par-dessous la cloison et vis une paire de Reebok dans les W.-C. d’à côté.
Devais-je lui demander si ça allait ? Peut-être cela la gênerait-il ?
Elle tira la chasse et son ombre bougea à mes pieds. La porte de la cabine s’ouvrit. Mais une fois les robinets ouverts, les sanglots recommencèrent de plus belle.
L’eau s’arrêta de couler, et le rouleau de serviettes en papier grinça. Un bruit de papier froissé. La porte s’ouvrit, puis se ferma. Les pleurs continuèrent.
Un frisson me parcourut l’échine. Je me dis qu’elle avait dû changer d’avis, et qu’elle restait pour reprendre ses esprits, mais les sanglots étaient tout proches. Ils venaient des W.-C. d’à-côté.
Je serrai les poings. Ce n’était que mon imagination.
Je me penchai doucement. Pas de chaussures en vue. J’allongeai le cou un peu plus : pas de chaussures dans aucune cabine. Les pleurs cessèrent.
J’enfilai ma chemise d’un geste prompt et me dépêchai de sortir des toilettes avant que ça recommence. La porte se ferma derrière moi et le silence se fit. Le couloir était vide.
— Hé, toi !
Je fis volte-face et vis un gardien se diriger vers moi. Je poussai un soupir de soulagement.
— Les t-toilettes, dis-je. J’étais aux toilettes.
Il continuait à avancer. Je ne le reconnaissais pas. Il avait à peu près l’âge de mon père, les cheveux coupés en brosse, et portait l’uniforme du gardien de l’école. Il devait remplacer M. Teitlebaum.
— Je v-vais en c-cours maintenant.
Je commençai à m’éloigner.
— Toi ! Reviens ici. Je veux te parler.
Je n’entendais que le bruit de mes pas. Mes pas. Pourquoi n’entendais-je pas les siens ?
J’accélérai.
Une forme floue me dépassa. Il y eut un miroitement à trois mètres de moi, et la silhouette d’un gardien en tenue se matérialisa. Je fis demi-tour et me mis à courir.
L’homme poussa un rugissement de fureur qui résonna dans le couloir. Un élève apparut à l’angle et je manquai de lui rentrer dedans. Je balbutiai une excuse et regardai par-dessus mon épaule. Le gardien avait disparu.
Je soupirai avant de fermer les yeux. Lorsque je les rouvris, la chemise bleue d’uniforme se trouvait à quelques centimètres de ma figure. Je levai la tête… et me mis à hurler.
Il ressemblait à un mannequin qui se serait trouvé trop près d’un feu. Le visage brûlé. Fondu. Un œil sans paupière lui sortait de la tête. L’autre avait glissé jusqu’à sa pommette et toute sa joue pendait, les lèvres tombaient, sa peau était brillante et déformée et…
La bouche tordue s’entrouvrit.
— Maintenant tu vas peut-être me prêter attention.
Je fonçai tête baissée dans le couloir. La porte d’une salle de classe s’ouvrit alors que je passais devant en courant.
— Chloé ? fit une voix d’homme.
Je continuai à courir.
— Parle-moi ! gronda l’horrible voix rauque qui se rapprochait. Tu sais combien de temps je suis resté enfermé ici ?
J’ouvris la porte de la cage d’escalier d’un coup et montai les marches quatre à quatre.
Tu montes ? Toutes les héroïnes écervelées montent !
Je tournai sur le palier et attaquai la volée de marches suivante. Le gardien me suivait en boitant, les mains agrippées à la rampe, ses doigts fondus laissant voir les os…
Je sortis de la cage d’escalier et fonçai dans le couloir principal.
— Écoute-moi, espèce de sale petite égoïste. Tout ce que je te demande, c’est cinq minutes…
Je m’engouffrai dans la salle vide la plus proche et claquai la porte. Je commençai à reculer vers le centre de la pièce lorsque le gardien passa à travers le battant fermé. Il le traversa carrément. L’horrible visage fondu avait disparu, et il était redevenu normal.
— C’est mieux comme ça ? Maintenant tu veux bien cesser de hurler et me parler…
Je me précipitai vers la fenêtre et cherchai comment l’ouvrir, avant de me rendre compte de la hauteur. Presque dix mètres… au-dessus du trottoir.
— Chloé !
La porte s’ouvrit en grand. C’était la vice-principale, Mme Waugh, accompagnée de mon prof de maths, M. Travis, et d’un prof de musique dont j’avais oublié le nom. En me voyant à la fenêtre, Mme Waugh écarta les bras pour arrêter les deux hommes.
— Chloé ? dit-elle à voix basse. Ma chérie, il faut que tu t’éloignes de cette fenêtre.
— J’étais juste…
— Chloé…
Déconcertée, je me retournai pour regarder la fenêtre.
M. Travis contourna Mme Waugh comme une flèche et me saisit à bras-le-corps. Il nous fit tomber par terre et j’en eus le souffle coupé. Il me donna un coup de genou dans le ventre sans faire exprès, en essayant tant bien que mal de se relever. Je me tordis de douleur dans un râle.
J’ouvris les yeux et vis le gardien penché au-dessus de moi. Je poussai un cri et tentai de me redresser, mais M. Travis et le prof de musique me maintinrent au sol pendant que Mme Waugh bafouillait dans son portable.
Le gardien se baissa à travers M. Travis.
— Tu vas me parler maintenant, petite ? Tu ne peux plus t’enfuir.
Je me débattis et lui donnai des coups de pied en essayant de me dégager. Les deux professeurs resserrèrent leur prise. J’entendis vaguement Mme Waugh dire que de l’aide allait arriver. Le gardien approcha son visage du mien et il se changea en ce masque horrible et déformé, si près que j’avais les yeux braqués sur son œil globuleux et exorbité.
Je me mordis la langue pour ne pas hurler. Le sang se répandit dans ma bouche. Plus je me débattais, plus les deux hommes me serraient et me tordaient les bras, m’infligeant une douleur lancinante.
— Vous ne le voyez pas ? criai-je. Il est juste là ! S’il vous plaît. S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît. Faites-le partir. Faites-le partir !
Ils ne m’écoutaient pas. Je continuai à me débattre et à protester mais ils me maintenaient immobile pendant que le brûlé me provoquait.
Deux hommes en uniforme arrivèrent enfin au pas de course. L’un aida les deux profs à me retenir pendant que l’autre disparaissait derrière moi. Des doigts se resserrèrent sur mon avant-bras. Je sentis alors une piqûre, et un froid glacial se répandit dans mes veines.
La pièce se mit à tanguer. Le gardien s’effaça en vacillant.
— Non ! hurla-t-il. Je dois lui parler. Vous ne comprenez pas ? Elle peut m’entendre. Je veux juste…
Sa voix s’évanouit alors que les infirmiers m’installaient sur un brancard. Je les sentis me soulever et me balancer. Je me balançais… comme sur un éléphant. J’étais montée sur un éléphant une fois, avec ma mère, au zoo, et mes pensées se tournèrent vers ce moment-là. Les bras de maman autour de moi, son rire…
Le cri de rage du gardien transperça mes souvenirs.
— Ne l’emmenez pas. J’ai besoin d’elle !
Ça tanguait. L’éléphant me berçait. Maman riait…